George Tarer incarne la femme antillaise. Sage-femme de profession, elle a dédié sa vie aux autres, à la condition féminine, entièrement dévouée et engagée. Portrait.
Une allure vive. Une silhouette mince mais solide. Jamais on ne lui donnerait son âge. Et quand George Tarer s’exprime, les yeux pétillants et le verbe habile, l’impression première se renforce. La jeunesse est un état d’esprit. Personnalité forte, indépendante et rebelle, elle n’a jamais cessé d’être dans l’action. Mère, sage-femme, mais aussi présidente de l’Union des femmes guadeloupéennes, adjointe au maire de Pointe-à-Pitre, elle est aujourd’hui encore consultée, visitée, écoutée et interviewée…
Insolente
George. Quel étonnant prénom ! « Ma mère, femme au foyer, faisant la lessive d’une main, mais lisant un livre de l’autre, était une admiratrice de George Sand. Elle choisit donc tout naturellement de me prénommer George, sans « s » ».
George naît en 1921 à Morne-à-l’Eau. Être sage-femme n’est pas pour elle une vocation première. Intelligente et bonne élève, ses parents envisagent plutôt une carrière dans l’enseignement. En 1939, le lycée Michelet de Pointe-à-Pitre, où George Tarer est scolarisée, reçoit la visite du gouverneur Sorin. « Cet homme, que j’ai trouvé arrogant, est venu nous dire qu’en ces temps de guerre, on n’avait pas besoin de jeunes filles instruites, mais plutôt de bonnes mères de famille pour repeupler la France. J’étais offusquée. Et pourtant, ces paroles ont fait leur chemin dans ma tête… D’autant que pour le métier d’institutrice auquel je me destinais, j’étais beaucoup trop indépendante, insolente et têtue. » Une école de sages-femmes est créée en Guadeloupe en 1942 à l’hôpital général, dont il ne reste aujourd’hui aucune trace. George y obtient son diplôme « signé et tamponné par toutes les autorités compétentes. Mais l’école ferme très vite ses portes à la fin de la guerre ».
« Chaque fois que je vois une femme qui s’en sort, qui a un métier, qui est respectée, c’est une victoire pour moi. »
George Tarer
Se faire accepter
Diplôme en poche, George Tarer qui refuse d’être envoyée à l’hôpital général qu’elle n’aime pas, se voit mutée à Marie-Galante. « Très clairement, c’était une punition. Mais je l’ai relevée. À l’époque, une barge à voile, le Père Labat, transportait vers Marie-Galante, hommes, femmes, bêtes et marchandises. Quand il y avait du vent, de la mer, c’était infernal. Pourtant j’adore Marie-Galante. Je suis restée 2 mois sans voir personne à l’hôpital, car c’était une tradition que les matrones accouchent les femmes dans les sections et les gens étaient méfiants. Il fallait que je me fasse accepter. Le premier accouchement reste un moment important. J’ai compris à ce moment-là combien j’aimais mon métier. En 44-45, j’ai accouché toutes les femmes de Marie-Galante ! J’étais sur les genoux ! »
Quand elle revient en Guadeloupe, elle débute à l’aide sociale, au dispensaire d’hygiène, puis travaille à l’hôpital. Son dévouement lors de l’accident du Boeing, en 1962, lui vaut d’être nommée surveillante. Elle s’investit pour améliorer les conditions de travail des sages-femmes qui à l’époque doivent brancarder elles-mêmes leurs patientes et obtient l’embauche de brancardiers. Elle termine sa carrière en 1981, surveillante chef générale.
Discrimination
Sage-femme, elle est aussi mère de sept enfants et gère sa maison, sa famille et son travail. « Être une mère a changé ma manière d’être sage-femme. Quand j’ai accouché, j’ai compris toute la souffrance des femmes et j’ai été encore plus à l’écoute. Une bonne sage-femme doit être patiente et douce. Bien souvent, dans l’attente de l’accouchement, les femmes expriment leurs souffrances, leurs difficultés quotidiennes. J’étais à l’écoute. »
Présidente de l’Union des femmes guadeloupéennes, elle lutte contre les discriminations qui les touchent. « J’ai connu des femmes qui restaient derrière la chaise de leur mari pour le servir. Très peu travaillaient à l’extérieur. Elles faisaient la cuisine, le ménage, s’occupaient des enfants, et on dit qu’elles ne faisaient rien ! Aujourd’hui, en ce siècle d’internet, on est toujours en train de se battre. Imaginez, il y a 50 ans ! Oui, je suis une femme moderne. Je suis surtout une rebelle et j’ai mon petit caractère. Ma mère est morte quand j’étais jeune. Je me suis prise en main et j’ai fait ma vie toute seule. Chaque fois que je vois une femme qui s’en sort, qui a un métier, qui est respectée, c’est une victoire pour moi. J’en suis heureuse, car je les ai vues esclaves. »
Misère
George Tarer se souvient de ces femmes accouchant dans le dénuement le plus total et la promiscuité, parce qu’elles n’avaient pas les moyens d’aller à l’hôpital. Elle raconte : « Un enfant vient me trouver, sa mère accouche. Je pars avec une bouillotte d’eau pure que je sais ne pas trouver là-bas et tout ce qu’il faut pour suturer le cordon, le collyre (les matrones, elles, mettaient du citron dans les yeux des nouveau-nés). J’accouche la dame à genoux sur le sol en bois, en demandant aux enfants de se retourner. Mon mari ne voulait pas que je prenne d’argent à ces gens qui de toute façon n’en avaient pas. Lui-même travaillait à l’Institut Pasteur et bien souvent faisait des piqûres gratuitement. Je suis une petite cheville ouvrière. Je remercie le Seigneur car je suis une chanceuse. Je suis reconnue dans mon métier, dans la vie civile et j’ai mis au monde beaucoup d’enfants. Aucun n’est mort, aucune maman non plus. Quand les accouchements se passaient mal, les explications étaient faciles, c’était par exemple la faute à un sort qu’une maîtresse aurait jeté. En réalité, c’était le manque de soins et de suivi. J’ai vu des femmes arriver la langue sectionnée lors d’une crise d’éclampsie. J’ai vu des folies puerpérales (psychose apparaissant après l’accouchement, ndlr), des fièvres, des infections, des hémorragies… Tout cela a disparu, grâce à la science, aux médicaments. J’ai été très fière lorsqu’on m’a proposé d’être la marraine de la Maison de naissance. »
Heureuse
Ses enfants ont fait des études, ses petits-enfants grandissent, ont des enfants. « Vous pouvez être avocat, ingénieur, médecin, quand vous arrivez chez moi, tous vos grades restent dehors, vous êtes mes enfants. L’esprit de famille, j’y tiens beaucoup. J’ai eu une vie extraordinaire. Mes plus beaux souvenirs, je les vis maintenant. Je rencontre des gens tous grades confondus, qui me disent : « Madame Tarer, vous m’avez mis au monde, vous êtes ma maman. » La joie de mettre au monde un enfant, de le voir vivant et vigoureux reste la même après des centaines d’accouchements. Faire face à la réalité, accepter ce qui est, ça a toujours été mon mode de vie. Ça aide à être heureux. »
(paru en janv-fév 2019)