La Route du Rhum c’est 7 à 15 jours de traversée pour relier Saint-Malo à Pointe-à-Pitre. 138 participants. Tous confrontés à un problème de taille : comment tenir aussi longtemps tout en dormant le moins possible ?
En mer, les marins doivent assurer une veille quasi-permanente pour, à la fois, garantir leur sécurité et naviguer le plus vite possible. Et, malgré les systèmes de veille dont ils disposent, chaque moment passé à dormir est un moment où le voilier navigue sans contrôle. Avec le risque permanent de percuter un cargo…
Eléphants roses
Certains skippers sont alors tentés de faire l’impasse sur ces temps de sommeil, afin de faire la différence sur leurs concurrents. Un choix qui peut être suicidaire. Car, ils seront tôt ou tard confrontés à une fatigue extrême pouvant se traduire par des endormissements incontrôlés, voire même des hallucinations. Elles correspondent à des phénomènes hypnagogiques qui accompagnent l’endormissement. Dans cet état de rêve éveillé, des pensées issues de l’inconscient s’entremêlent à des éléments diffus de la réalité. Conséquence, les marins peuvent alors croire que la mer est un pré avec des vaches ou des éléphants autour d’eux. Ce sont en réalité les autres bateaux de la course ou un cargo qui les croise !
Le saviez-vous ?
Des hallucinations générées par la privation de sommeil auraient coûté la vie à des marins. Se croyant arrivés à bon port, ils ont enjambé le bastingage…
Sommeil fragmenté
Avant d’en arriver à cette situation extrême, la fatigue générée par un manque de sommeil aboutit à un état d’hypovigilance très profond, source de maladresses et d’erreurs qui nuisent à la performance et à la sécurité. Dormir étant donc incontournable, chaque skipper se doit d’avoir une gestion intelligente du sommeil pour récupérer le mieux et le plus vite possible. Ce sont principalement les conditions de course qui déterminent les moments de repos des skippers. Lors des changements de vents, le sommeil est court. À l’inverse, des vents constants permettent aux marins de se reposer pleinement et de soigner leur récupération.
Siestes
En règle générale, la plupart d’entre eux optent pour 3 ou 4 phases de sommeil de 1 à 2 h et encore 2 ou 3 siestes plus courtes pendant la journée, pour un total d’environ 5 h de sommeil. Dans des conditions vraiment difficiles de navigation ou en cas d’avarie, le navigateur est alors suffisamment frais pour rester en veille en ne s’octroyant que quelques pauses de sommeil (quelques minutes), réparties dans la journée.
Portes du sommeil
Pour les marins professionnels, cette approche est abordée de façon scientifique, avec le concours de structures expertes comme l’hôpital de l’Hôtel Dieu, à Paris. La première des stratégies est de déterminer individuellement les heures les plus propices à l’endormissement, ce que les spécialistes appellent les « portes du sommeil ». Associées à cette approche, des techniques de relaxation peuvent aussi favoriser le raccourcissement de l’endormissement. Également, le choix des périodes de sommeil selon l’organisation chronobiologique de l’organisme est judicieux. Ainsi, les périodes de milieu et fin de nuit, et le début d’après-midi sont idéales pour trouver le sommeil.
Besoin vital
Les travaux de recherche menés sur les courses au large ont montré qu’il existe deux séquences principales de sommeil fractionné. Les périodes de sommeil de 15 à 30 min sont de véritables « cycles en concentré » qui permettent de recharger en partie les accus sur le plan musculaire. Les périodes d’1 h 30 à 2 h correspondent au sommeil profond, dont le cerveau a un besoin vital. Cette adaptation au sommeil fractionné s’effectue en quelques jours.
Par contre, au retour sur terre, les coureurs mettent souvent plusieurs semaines pour retrouver leur sommeil monophasique nocturne. Cela tend à prouver le bien-fondé des théories expliquant que la survie des premiers hommes n’a été possible que grâce à un sommeil fractionné. Ce n’est que lorsqu’il s’est débarrassé de ses prédateurs que l’homme moderne a pu jouir d’une seule période de sommeil nocturne. En configuration de course, les skippers retrouvent donc une organisation de sommeil ancestrale et primitive !
Par Bruno Coutant, professeur de sport au Creps Antilles-Guyane